Actualité du journalisme
Drahi vs Reflets : la guerre de l'information
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Drahi vs Reflets : la guerre de l'information
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Drahi vs Reflets : la guerre de l'information
Altice, le groupe de Patrick Drahi poursuit le site et média Reflets.info. Mais pourquoi ? L’histoire remonte à il y a un mois, début septembre… Je t’explique tout pour comprendre les enjeux !
Dans cet article...
Les protagonistes : Drahi vs Reflets
Avant toute chose, et pour bien comprendre les enjeux, voici une petite présentation des protagonistes.
👉 Reflets.info
Reflets est un média en ligne, spécialisé dans l’investigation, l’enquête. Jusque-là, cela ressemble donc à beaucoup de médias que l’on connaît, type Médiapart. Sauf que la spécialité de Reflets, c’est le numérique et la sécurité informatique.
Il a été créé en 2009 par Antoine Champagne, journaliste et par Olivier Laurelli, un hacker. Il est gratuit et sans publicité jusqu’en 2019, où il se dote d’un paywall (accès payant). Par essence, le média a donc une affinité avec le fait d’obtenir des informations par des données informatiques, disponibles de manière plus ou moins accessibles sur le net.
Il y a dix ans, en 2012, Olivier Laurelli est déjà attaqué en justice après avoir obtenu des données internes de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). Ces données s’étaient retrouvées sur internet, accessibles publiquement, alors qu’elles auraient du être stockées sur l’intranet de l’Anses. Reflets.info sera alors condamné à 3.000 euros d’amende. Son pourvoi en cassation est rejeté l’année suivante. Morale de l’histoire : on peut être condamné pour avoir téléchargé des documents en libre accès sur internet, si ceux-ci n’auraient pas dû l’être.
👉 Patrick Drahi et Altice
Le groupe Altice Monde, fondé par Patrick Drahi, qui en est aussi le directeur, a plusieurs cordes à son arc.
Dans le monde des médias, il est connu pour détenir des médias comme RMC, BFM ou encore L’Express. Mais ce ne sont pas les seules activités du groupe, qui gèrent aussi les télécoms (SFR) ou des entreprises de communication et publicité.
En tout, Altice Europe a un chiffre d’affaire positif de plus de 11 milliards en 2021.
Patrick Drahi, comme dit plus haut, est le fondateur et principal actionnaire. Il a donc un grand pouvoir de décision sur les faits et gestes du groupe Altice Europe, et ses filiales, Altice France, Altice International et Altice Pay TV. En 2020, son patrimoine était évalué par Forbes à 7,1 milliards de dollars : c’est donc l’un des hommes les plus riche de France.
Il est né au Maroc, dans une famille juive, mais s’installe rapidement en France, à Montpellier, à l’âge de 15 ans. Il possède donc aussi la nationalité française. Aujourd’hui, cependant, il réside en Suisse.
Il va se spécialiser dans la création de câblo-opérateur et de télécommunication et crée pour cela le groupe Altice en 2001.
Les origines du conflit
Le site Reflets publie début septembre une série d’articles sur le groupe Altice, Patrick Drahi et ses proches. Le sujet de ces articles : des informations confidentielles sur les comptes de la société, dévoilant des pratiques d’optimisation fiscale complexes, qui pourraient flirter avec de l’évasion fiscale. Un autre révèle que la famille Drahi a acquis près de 924 millions de dollars d’œuvres d’art.
Le problème ?
C’est que ces informations ont été obtenues sur le darknet, mis en ligne par Hive, un groupe de hackers. Les journalistes de Reflets.info sont tombés dessus, et les ont étudiées et reprises dans ces articles. Ils ne sont donc pas à l’origine du piratage, mais ils ont tout de même utilisé ces informations, et ont contribué à les rendre publiques.
Le 23 septembre, Antoine Champagne, le rédacteur en chef reçoit une assignation devant le tribunal de commerce de Nanterre. Altice attaque le média en justice.
secret des affaires vs liberté de la presse
L’audience a lieu le 27 septembre. Le motif invoqué : le secret des affaires. Les journalistes du média n’auraient pas dû dévoiler ces informations, car selon le code du commerce, elles relèvent du secret des affaires. C’est la première fois qu’un média est envoyé face à une tribunal de commerce.
L’issue de cette audience a donc son importance, car elle risque de statuer sur la marche à suivre si des affaires similaires venaient à se produire. Mais en soit, qu’est-ce que le secret des affaires ?
👉 Le secret des affaires
Le secret des affaires est une loi relativement récente (Loi n°2018-670 du 30 juillet 2018 du code du commerce). Il s’agit d’une loi adoptée à la suite d’une directive européenne.
Pour qu’une information soit retenue comme secret des affaires, il faut réunir trois conditions :
1) Il ne faut pas que l’information soit connue ou accessible aux personnes spécialistes de ce domaine d’information – par exemple, un concurrent.
2) Elle a une valeur commerciale, effective ou potentielle
3) Elle doit être mise sous protection
👉 Le droit à l'information
En face, c’est l’étendard du droit à l’information qui est agité : pour les journalistes du média, le contenu du piratage de Hive devait être publié, puisqu’il s’agit là d’informations que le grand public devrait connaître, afin de mieux cerner les enjeux. Pour citer Antoine Champagne, le rédacteur en chef : “Le président venait de faire sa sortie sur la fin de l’abondance. Quand on plonge dans les leaks et qu’on voit que Drahi jongle non pas avec des millions mais des milliards, on se dit que l’abondance dont parle Macron ce n’est pas ce que les gens s’imaginent. C’est autre chose, encore.“
Dans les textes, la mention du droit à l’information est plus sporadique que celle du secret des affaires : on en retrouve l’idée dans la déclaration des droits de l’homme ou dans le principe du libre accès aux documents des organismes publics (Ordonnance du 23 octobre 2015, Code des relations entre le public et l’administration).
Bon, mais alors… Ces informations relèvent-elles du droit à l’information ou du secret des affaires ?
La décision de justice est mi-figue, mi-raisin. S’il y a bien condamnation (interdisant à Reflets.info de publier d’autres articles basés sur les informations hackées par Hive), le média n’est pas tenu de retirer les articles déjà publiés.
La raison invoquée : “en l’espèce, si une violation évidente du secret des affaires n’est pas justifiée à ce stade, il n’en demeure pas moins que Rebuild.sh [la société éditrice de Reflets.info, ndlr] a manifesté son intention de poursuivre la publication sur son site des informations nouvelles que le groupe Hive pourrait rendre publiques. Cette volonté affirmée de poursuivre les publications d’informations obtenues frauduleusement par un tiers, fait peser une menace sur les sociétés du groupe Altice face à l’incertitude du contenu des parutions à venir qui pourraient révéler des informations relevant du secret des affaires. Cette menace peut être qualifiée de dommage imminent.”
Une procédure bâillon ?
Le média a aussi été condamné à verser 4500 euros de frais de justice. Avec les autres frais engagés, ils ont, selon eux, payés 10.000 euros, soit un quart de leur chiffre d’affaire annuel.
Pour ces raisons, Reflets.info parle donc de procès-bâillon de la part de Patrick Drahi. C’est-à-dire que, parce que les grands milliardaires français (qui pour la plupart possèdent des titres de presse), possèdent un grand capital, ils sont capables d’intenter des procès aux médias, notamment ceux de la presse indépendante, dès qu’un article ne leur plaît pas.
Ce procès au tribunal de commerce a fait réagir toute la profession : une tribune, lancée par le Fond de la presse libre, a déjà récolté plus de 100 signatures de médias et organisations de presse.
Dans cette tribune, il est demandé de revoir la loi de 2018 sur le secret des affaires. Ce qu’il s’est passé avec Patrick Drahi et Reflets est l’illustration de ce que la profession, notamment l’association Informer n’est pas un délit, redoutait au moment de l’instauration de cette loi. Il est aussi demandé de sanctionner les procès-bâillons pour renforcer la liberté de la presse.
De son côté, le média continue tout de même à publier des articles sur Altice, malgré l’interdiction.